Dans la foulée du Mémorandum qu’a rédigé et déposé l’ABiPP auprès du cabinet de la ministre Bénédicte Linard, en charge des médias en Fédération Walllonie-Bruxelles, l’association avait choisi de centrer largement sa conférence annuelle sur le thème de l’aide à la presse numérique indépendante. Aide inexistante en Fédération Walllonie-Bruxelles.
Pour mieux poser le cadre et analyser les conditions d’existence et les arguments de ces médias “pure players”, une invitation avait été lancée à des acteurs venus de France, de Suisse et Grand-Duché de Luxembourg, trois pays qui, à des degrés divers, ont pris ou envisagé des mesure en faveur de la presse 100% numérique indépendante.
Nous avons ainsi eu le plaisir d’accueillir, d’entendre et de confronter les points de vue entre Martine Simonis, secrétaire nationale de l’AJP (Association des Journalistes professionnels, belge), Anne-Claire Marquet, directrice du Spiil (Syndicat de la Presse Indépendante d’Information en-Ligne, France), Mélody Hansen et Misch Hautsch, journalistes luxembourgeois, membres de l’ALPJ (équivalent grand-ducal de l’AJP), Andrea Frattolillo, de l’Office fédéral de la communication de la Confédération suisse et Serge Michel, journaliste suisse, co-fondateur et actuel directeur du ‘pure player’ Heidi.news.
Les échanges furent riches et intéressants – de l’avis unanime de nos invités, recontactés dans la foulée de l’événement. D’une manière générale, le consensus est clair : oui, la presse 100% numérique, indépendante, a légitimement et objectivement droit à une aide à la presse. Et la situation actuelle, quelque peu variable selon les pays, n’a rien de logique, de juste ou de justifié. Reste à résoudre cette iniquité…
Autre constat à l’issue de la conférence: si l’accord se fait sur la nécessité d’une aide à la presse pour les “pure players”, les approches demeurent différentes d’un pays à l’autre. Non seulement de la part des autorités et décideurs politiques mais aussi de la part des représentants de la presse. La raison en est, pour partie, des situations de départ qui ont leurs spécificités.
Des contextes mais aussi des perceptions qui diffèrent
Au Grand-Duché, par exemple, l’aide à la presse (en ce compris numérique) est conditionnée à l’existence antérieure d’un investissement et d’un chiffre d’affaires propre qui sont – disons – “costauds” et qui constituent un obstacle souvent jugé insurmontable pour des projets naissants. Un journaliste luxembourgeois nous confiait (avant la conférence) que “pour obtenir une aide publique, il faut déjà être riche. Ou accepter de mourir…”
En Suisse, la dernière proposition de révision et restructuration de l’aide à la presse en Suisse (votation qui n’a pas abouti en février 2022) allait dans le même sens: un rééquilibrage dans la structuration de l’aide à la presse et un accent plus net mis sur les “pure players” et les médias “émergents”.
Dans leurs propositions ou législations, France, Suisse et Grand-Duché limitent ou défendent l’idée d’une limitation de l’aide dans le temps: deux ans au Grand-Duché, sept ans en Suisse (du moins, c’est ce que prévoyait le texte soumis à votation).
En France, le raisonnement tenu par le SPIIL est qu’une aide à la presse ne peut pas “se transformer en rente car cela induirait une dépendance des titres par rapport à l’Etat.”
Autre constat concernant la France: une situation et un paysage d’aide qui sont complexes, avec, pour reprendre les termes d’Anne-Claire Marquet, “des dizaines de guichets d’aides directes et indirectes dépendant de divers ministères : portage de la presse, outre-mer, développement, etc.
Les modalités sont peu limpides pour les éditeurs. Le système est peu accessible aux petits éditeurs et l’écrasante majorité [plus 90%] continue d’aller à l’aide au papier”. Outre-Quiévrain, il existe certes une aide pour les médias émergents mais elle concerne aussi le papier. “Il faudrait un modèle économique qui tienne la route. Or, il n’y a pas d’évaluation de ces aides jusqu’à présent. Cette opacité profite aux grands groupes de presse.”
La question du minimum ou du pourcentage de “chiffre d’affaires” que devrait réaliser un média avant de recevoir une aide publique a été quelque peu débattue lors de la conférence. Quid des petits médias ou de ceux qui, par choix, ne proposent pas de contenus journalistiques payants et ne veulent pas (ou ne peuvent vivre) de recettes publicitaires?
L’un des arguments avancés est que tout projet de médias doit penser et construire le plus possible, en amont, un modèle économique qui tienne la route. “Le management ne s’improvise pas. Il faut élaborer des stratégies commerciales. La presse doit être un minimum rentable et bénéficier d’autres sources de revenus que l’aide à la presse”. Cette réflexion et élaboration d’un modèle “business” sont considérées, même pour des médias portés par des structures associatives, comme un garant, ou une condition sine qua non de qualité de l’information et d’indépendance.
Aide à la production journalistique ou vision plus large ?
Autre question mise sur la table lors de la conférence de l’ABiPP: l’aide doit-elle uniquement permettre de financer la production de contenus journalistiques, l’engagement et le travail de journalistes (uniquement en CDI? ou également en freelance?) ou faut-il également y inclure les dimensions actions de marketing, de service clients, voire de développement et de maintenance informatique? Raisonnement sous-jacent: un soutien aux médias d’informations doit être considéré dans son ensemble… et un média numérique ne saurait subsister et asseoir sa réussite sans une stratégie elle aussi solide du côté de ces fonctions non-journalistiques.
Toutes choses que les législations, existantes ou futures, et le futur éventuel Décret d’aide à la presse (côté belge) doivent et devront prendre idéalement en compte…
Un espoir en Fédération Wallonie-Bruxelles?
Invitée à faire partie du panel, Sophie Lejoly, responsable de la cellule Médias au cabinet Linard (et ex-AJP), avait malheureusement dû renoncer à participer. En prenant toutefois soin de faire relayer un message…
De précédents contacts avec le cabinet avaient déjà permis de constater que l’accueil était attentif, avec affirmation que le sujet de la presse numérique indépendante et de ses moyens d’existence serait pris en compte.
Le message relayé par Sophie Lejoly à l’occasion de notre conférence l’a confirmé. Mais reste à voir comment cette apparente oreille attentive trouvera concrétisation…
La perception au sein du cabinet Linard semble bel et bien être que les pure players ont en effet un rôle à jouer – et leur place – dans le pluralisme du paysage médiatique en Fédération Wallonie-Bruxelles. “La préservation de ce pluralisme passe par la réforme du décret d’aide à la presse”.
Agenda des travaux du cabinet? En priorité, cette année, la redéfinition du contrat de gestion de la Rtbf. Début 2023, réforme de l’aide à la presse, selon un axe double: réforme de l’aide à la presse quotidienne et décrétalisation de l’aide à la presse périodique non commerciale.
S’ajoute un troisième axe qui est, pour nous, une lueur d’espoir: “les enjeux de la presse numérique, tels que décrits dans le Mémorandum de l’ABiPP, ceux de publications de niche et de qualité, sont importants et s’inscrivent dans la volonté [du cabinet] de préserver le pluralisme du paysage médiatique.” Ils seront donc mis sur la table et notre mémorandum versé au dossier…
Pour citer encore Sophie Lejoly, “l’enjeu du numérique est clairement central, un enjeu pour tous les médias. Il y a une nécessité croissante de basculer vers le numérique.”
Reste à trouver les moyens financiers de la réforme de l’aide à la presse… Le budget 2023 est bouclé. L’enveloppe allouée pour l’année prochaine ne sera pas étendue. Et elle n’inclut pas de chapitre “aide au 100% numérique”. Si des moyens sont donc dégagés pour les pure players, ce ne sera pas avant 2024 (décision en 2023) – avant la fin de la législature…
Dernière chose: Sophie Lejoly promet que le cabinet agira selon une démarche de “concertation et dialogue”, en reprenant et entretenant le contact avec l’ABiPP en 2023…